· De Tamara Balliana
Découvre les deux premiers chapitres de Veux-tu être mon +1 ?
1
Entre Vivien et moi, tout a débuté comme dans une comédie romantique. À commencer par notre rencontre dans un café. Il cherchait une place pour s’asseoir, je consultais pour la énième fois mon téléphone au cas où SexyGamer55 aurait envoyé un message expliquant la raison de son retard. Mais rien et la chaise en face de moi était la dernière disponible.
— Je crois qu’on m’a posé un lapin.
Est-ce mon honnêteté ? Un soupçon de pitié de sa part, ou même une politesse à toute épreuve qui ont poussé Vivien à entamer la discussion avec moi ? Je n’ai jamais osé le lui demander.
À cette époque, je croyais encore aux chimères des rencontres en ligne. SexyGamer55 m’avait semblé être un candidat correct, mais s’il n’avait pas menti sur sa passion pour les jeux vidéo, il a oublié de me prévenir qu’il était dans l’incapacité de sortir du sous-sol de sa mère pour un moment d’échange entre adultes. Bref, SexyGamer55 a vite été oublié et je suis repartie du café le sourire aux lèvres et avec la promesse que Vivien allait appeler. Promesse qu’il a tenue et après quelques rendez-vous romantiques nous étions officiellement ensemble.
Au bout de deux mois d’une relation sans véritable nuage, il a proposé de me présenter à ses parents lors d’un déjeuner. J’ai accepté, car j’ai senti que c’était important pour lui et je n’avais aucun à priori sur eux… à ce moment-là.
Le samedi du départ, le temps était parfait pour sortir la décapotable de Vivien. Le ciel bleu limpide d’un jour d’hiver en Provence sublimait les forêts de pins et les collines le long de la route. Le village de son enfance semblait charmant. La sérénade de Mozart diffusée par l’autoradio me donnait l’impression d’être la bande son d’un film heureux. Vivien conduisait avec assurance, tout en m’offrant un sourire tendre dès que l’occasion se présentait. Je me souviens m’être demandé ce que j’avais fait, pour mériter que le destin nous réunisse ? Comment cet homme charmant, cultivé, aux manières excellentes et au regard profond pouvait-il s’intéresser à moi, la geekette de service dont les connaissances en musique classique se résument à reconnaître celles qui ont été utilisées dans des publicités, ou des jeux vidéo ?
Je n’ai toujours pas résolu ce mystère plus cryptique que l’univers de Dark Souls.
Mais aujourd’hui, la phase de lune de miel est terminée.
Ce même itinéraire, ce même environnement pittoresque sont devenus des synonymes d’une joyeuse route vers l’enfer. Je suis tentée de lancer Highway to Hell d’ACDC pour nous accompagner, mais Vivien a jeté son dévolu sur un concerto de hautbois et violons. Ce qui est une autre conception de l’enfer pour certaines personnes, dont je fais partie. Grâce à notre relation, mes connaissances du répertoire de Beethoven se sont nettement améliorées, mais l’idée d’aller séjourner tout un week-end chez ses parents n’a plus le même charme. Et encore moins pour participer à un mariage.
Le mariage de la sœur de Vivien, chez ses parents.
Je ne sais pas ce qui dans cette phrase m’angoisse le plus. Le côté mariage, moi qui suis à moitié agoraphobe et déteste les grandes réunions familiales. Ou bien le côté… parents de Vivien. Disons que si quelqu’un décidait de monter un club de mes admirateurs (personne de censé ne ferait ça, mais imaginons) Charles et Marie-Christine Delattre ne se battraient pas pour en prendre la présidence, ni même une carte de membre. La réciproque étant tout à fait valable, je l’admets. Nous entretenons une relation cordiale, mais réduite au strict minimum, au grand désarroi de Vivien qui adore sa famille (et qui le lui rend bien). Mais en petite amie dévouée, j’essaye de faire des efforts.
— Tout ce monde sur la route, c’est vraiment contrariant, dit Vivien.
J’ai connu des hommes qui perdaient leur sang-froid pour pas grand-chose en voiture, ce n’est absolument pas le cas de Vivien. Même dans les situations les plus agaçantes, il fait preuve d’une maîtrise que je trouvais admirable au début de notre relation. Je ne suis plus tout à fait sûre que ce soit le cas aujourd’hui. La façon qu’il a de plisser la bouche est le signe qu’il est contrarié, mais je peux être sûre et certaine d’une chose : il ne va pas subitement s’emporter et se mettre à insulter la Terre entière. Je peux compter sur les doigts de la main les fois où je l’ai entendu ne serait-ce que prononcer un mot injurieux. Poli, contenu et prévenant en toutes circonstances. Même quand nous faisons l’amour. Vous avez déjà essayé de coucher avec un mec qui vous demande environ toutes les trente secondes, si ça va ? C’est charmant au départ. Ces derniers temps, j’ai l’impression d’être au lit avec une équipe de secouristes qui vérifie mes constantes.
— Nous ne sommes pas en retard et il ne reste que 5 kilomètres.
Vivien me lance un regard légèrement désapprobateur.
— C’est le mariage de ma sœur, Colyne. Ma famille a besoin de moi. J’aurais dû être là dès hier soir.
Son reproche est plus qu’évident, ce qui est inhabituel chez lui et dénote un certain stress. Je le prends mal, étant donné que jamais je ne l’ai empêché de retrouver sa famille plus tôt.
— Tu aurais pu venir hier et je t’aurais rejoint avec ma propre voiture ce matin, réponds-je sèchement. Je t’ai déjà expliqué que je n’avais pas choisi la date de cette réunion que j’avais hier soir, on me l’a imposée.
Il émet un petit claquement de langue désapprobateur qui m’agace davantage. Je sais ce qu’il pense, je suis freelance, donc dans sa tête, je fais ce que je veux. Mais ça ne fonctionne pas ainsi. Je suis QA tester, soit testeuse de jeux vidéo. Je travaille pour différentes entreprises développant des jeux, de l’application sur téléphone, aux jeux plus évolués sur console ou ordinateur. Mes clients se situent aussi bien en Europe, qu’en Asie ou aux États-Unis. Alors quand le plus gros d’entre eux requiert une visio-conférence, pour un projet qui est dans une phase critique, je peux difficilement lui faire comprendre que l’horaire qu’il a choisi (qui correspond au début de soirée pour moi, à cause du décalage horaire) ne me convient pas. Surtout qu’en théorie, j’aurais très bien pu assister à cet appel d’à peu près partout dans le monde… sauf de chez les parents Delattre qui semblent se satisfaire d’une connexion internet encore plus lente qu’un wifi d’aéroport.
— Ne sois pas ridicule. Cela aurait l’air de quoi si on était arrivé séparément ?
Honnêtement ? Je n’ai pas de réponse à cette question, car je ne vois pas où est le problème. Surtout que la plupart des invités ne nous verront pas arriver du tout, vu qu’on y sera avant eux.
Vivien fait la moue pendant quelques minutes, mais comme à son habitude, il ne reste pas fâché bien longtemps. Il pose sa main sur ma cuisse et déclare :
— Désolé, mon amour, je suis un peu stressé. C’est le mariage de ma sœur, tout de même.
— J’imagine, marmonné-je pour la forme.
— Tu ne trouves pas drôle qu’on ouvre cette saison des mariages par celui de ma sœur, et qu’on finisse par celui de la tienne ?
— Je ne sais pas si drôle est le terme que j’aurais choisi…
Rien que l’idée que nous soyons invités à assez de mariages cette année pour qu’on puisse employer le terme « saison », me donne envie d’ouvrir la portière et de sauter de la voiture en marche.
— Colyne ! Sois un peu enthousiaste ! Je sais que tu n’es pas une grande fan des mariages, mais c’est l’occasion de faire la fête avec tous les gens qu’on aime, ce n’est pas donné tous les jours !
Je me mords la langue pour ne pas répondre. Il connaît très bien mon avis là-dessus, je lui ai déjà maintes fois expliqué. Je ne sais pas s’il ne comprend vraiment pas, ou s’il fait mine de ne pas comprendre. Mais la dernière chose dont j’aie envie en ce samedi matin, c’est de me lancer dans cette discussion.
Nous passons enfin le portail de la demeure familiale. Et je n’utilise pas le terme demeure à la légère. Vivien gagne plutôt bien sa vie et possède un très bel appartement à Antibes avec vue sur le port et la vieille ville qui m’a laissée sans voix à ma première visite. Mais en venant ici, j’ai compris qu’il a beau devoir sa réussite à son travail, il n’a pas grandi comme moi, en découpant les tickets de réduction dans les magazines publicitaires.
Je ne sais pas quel est le mot adapté pour décrire la bâtisse (et c’est peut-être là une des raisons impliquant que ses parents ne m’aiment pas), mais disons que manoir ne serait pas abusé. Les Delattre semblent préférer le terme « villa », ce qui à mon avis est totalement sous-estimé à partir du moment où il y a des tourelles et une maison de gardien.
Une fois l’allée gravillonnée et bordée de lavandes remontée, Vivien se gare devant la villa/manoir/maison assez grande pour accueillir un petit régiment. Sentant probablement l’arrivée de sang frais, ses parents apparaissent sur le perron pour nous accueillir, l’air impatient.
— Vivien ! J’ai cru que jamais vous ne serez là ! s’exclame Marie-Christine en guise de bonjour.
Nous avions annoncé notre arrivée pour 10 heures, il est 9h50…
— Désolé. Il y avait des bouchons incroyables sur la route. On se serait cru en plein mois de juillet, répond-il en embrassant sa mère.
Charles et Marie-Christine Delattre ressemblent à ce qu’on peut attendre de gens vivant dans un manoir logé au beau milieu des vignes, air supérieur inclus. J’essaye de ne pas me laisser influencer par un quelconque sentiment d’aigreur et leur adresse mon sourire le plus chaleureux.
— Bonjour, comment allez-vous ?
Je m’approche de la mère de Vivien pour lui faire la bise et à la façon dont elle se raidit, j’imagine que la sensation pour elle n’est pas si éloignée de celle ressentie par les touristes à qui on pose, sans leur accord, un serpent autour de leur cou. Charles m’offre une poignée de main aussi chaleureuse que celle de Leonardo DiCaprio après qu’il ait installé Kate Winslet sur le radeau. Ça fait dix secondes que je suis là, et je me sens déjà de trop. Surtout quand le regard de Marie-Christine s’arrête sur mes cheveux.
— Je vais prendre une douche tout à l’heure et me faire un brushing, me sens-je obligée de préciser.
— Voyons Colyne, je vous ai réservé un créneau auprès de la coiffeuse et la maquilleuse qui viennent s’occuper de moi avant la cérémonie, répond-elle comme si c’était évident.
Je m’apprête à protester en disant que je peux très bien me débrouiller seule, mais Vivien me devance :
— Oh, c’est très délicat de ta part, Maman. Merci.
Je referme la bouche, comprenant que mon avis sur la question n’est pas sollicité et que mon libre arbitre peut aller se faire voir. Mais si ça peut m’éviter des remarques désagréables, ça vaut peut-être le coup ?
— C’est normal, voyons, Colyne fait presque partie de la famille.
Je plaque un sourire sur mes lèvres. Je sens que ce week-end va être long. Très long.
***
— Ça vous plaît ? me demande, Jessica, la maquilleuse, pour la 200ème fois environ.
Je cligne des yeux, le reflet dans le miroir fait de même. Oui, c’est bien moi. J’ai du mal à y croire. Je n’ai pas l’habitude de me voir sans lunettes. Je sais que Vivien m’a rarement fait des remarques à ce sujet, mais sa mère n’est pas toujours délicate. Colyne ! Quel dommage que vous ayez ces énormes loupes qui cachent un si beau visage. Du coup, j’ai fait l’effort de mettre des lentilles, mais jamais je n’avais été maquillée comme ça.
Est-ce que ça me plaît ?
Je n’arrive pas à le déterminer. C’est tellement différent ! Je ne me reconnais pas. Je n’affectionne pas particulièrement les fards et les paillettes en temps normal. Mais Jessica a réussi à faire quelque chose que je qualifierais de joli et qui a l’air de plaire à ma belle-mère, si j’en crois son hochement de tête.
— Oui, c’est parfait. Merci.
Mon éducation n’est peut-être pas à la hauteur des espérances de Marie-Christine, mais j’ai un minimum de savoir-vivre et de bon sens (ou d’instinct de survie ?). Au moins, elle ne pourra pas critiquer mon apparence, aujourd’hui. Mes longs cheveux bruns retombent dans mon dos en boucles souples et brillent comme jamais auparavant. Il ne me reste plus qu’à enfiler ma robe et je serai prête.
Je retourne dans la chambre de Vivien qui traîne allongé sur le lit en caleçon. Pour quelqu’un qui était stressé, il s’est bien rattrapé. Alors que je viens d’endurer trois heures de brushing, soin du visage, épilation des sourcils, maquillage, lui s’est juste douché et rasé. Parfois, je tuerais pour être un homme.
— C’était bien ? demande-t-il sans même détacher son regard de la télévision, alors que je disparais dans la salle de bains attenante.
— Oui.
Aussi bien que se préparer en écoutant sa mère critiquer la moitié des invités peut l’être.
Je sors ma robe de la housse. Ma tenue de prédilection est plutôt jean baskets, mais ce n’est pas une option envisageable pour le mariage de l’année (les mots de la famille Delattre, pas les miens). J’ai eu un petit coup de cœur pour cette robe quand je l’ai vue en vitrine : la jupe évasée, le bustier rehaussé de dentelle, le bleu roi qui a toujours été une de mes couleurs préférées, ça m’a semblé être assez chic pour l’occasion, sans que j’aie l’impression d’être déguisée.
Je l’enfile en faisant attention de ne pas ruiner le travail de la coiffeuse ou de la maquilleuse. Je retourne dans la chambre pour prendre ma pochette à bijoux dans la valise. Je mets les perles que Vivien m’a offertes à Noël aux oreilles et attache autour du cou un petit pendentif tout simple, en forme de cœur, qui appartenait à ma mère. Alors que je jette un dernier coup d’œil dans le miroir, je ne peux m’empêcher de le toucher. C’est mon père qui le lui avait offert, elle le portait très souvent.
Je me tourne vers Vivien et demande :
— Tu ne devrais pas t’habiller ?
Ma question attire enfin son attention et je constate la surprise que prend son expression.
— Colyne… waouh ! Tu es …
Je me sens soudainement plus gênée par sa remarque que flattée. Ce qui n’est pas normal, j’en suis consciente. Mais je repousse ce sentiment, essayant de sourire poliment.
Vivien se lève et s’approche. Il est plutôt grand et bien bâti sans avoir un physique d’athlète non plus. Il s’entretient et mange sainement, il a une hygiène corporelle et dentaire impeccable, il ne rate jamais son rendez-vous mensuel chez le coiffeur. Je me souviens que lors de notre premier rendez-vous, j’ai trouvé charmants ses yeux bruns rieurs, son épaisse chevelure blond foncé et sa mâchoire carrée. Vivien serait considéré comme séduisant par la plupart et le fait qu’il se pointe devant moi, à moitié nu, et me dévisage comme si j’étais l’incarnation soudaine de la déesse Aphrodite devrait me rendre toute chose, non ? Et pourtant… Rien, pas l’ombre d’un frisson, d’une envolée de papillon dans le ventre, comme on lit dans les livres, pas même un petit battement d’ailes. C’est le calme plat.
Et c’est bien là tout mon problème.
2
Elisabeth et Jean-Alexandre se sont dit oui face à un parterre d’invités constitué de toute la bonne société locale. Tous ont enfilé pour l’occasion leurs plus belles tenues pour s’asseoir sur des chaises particulièrement instagramables, mais oh combien inconfortables. Des applaudissements polis ont retenti suite à leurs vœux qui peuvent se résumer à peu près ainsi : tu es l’amour de ma vie, mon soleil, mes étoiles et [insérer ici le cliché de votre choix].
Une flopée d’enfants d’honneur assez nombreux pour faire rouvrir une classe de l’école communale nous ont distribué des pétales de roses de Grasse (c’était bien évidemment spécifié sur le cornet) à lancer avec enthousiasme sur l’heureux couple. Marie-Christine et Charles affichent un sourire radieux qui a pour égal celui des parents du marié. Est-ce dû à la satisfaction de se dire que leurs enfants sont devenus le problème de quelqu’un d’autre, ou à l’idée de pouvoir afficher face à tout ce monde une partie de leur aisance financière ? Je pencherais pour la seconde hypothèse.
Pour ma part, après que Vivien soit allé me chercher un verre, je me suis trouvé un coin tranquille, pas trop à l’écart pour ne pas avoir l’air de jouer les loups solitaires, mais assez pour éviter de devoir engager des conversations du genre : « Bonjour ! Je suis tellement heureuse de vous voir ici ! Comment va votre femme/enfant/entreprise/recherche d’appartement/cochon d’Inde ? »
Je n’aime pas les mariages, ni même les grands événements tape-à-l’œil. Je comprends éventuellement qu’on puisse vouloir passer le reste de sa vie avec une même personne, mais le concept d’organiser une grande fête pour célébrer ça et y passer les économies d’une décennie me dépasse. Tout ça pour parler à des gens avec qui tu partages une branche d’arbre généalogique, mais que tu ne vois jamais le reste du temps ? Quant à tes amis proches, tu leur imposes une journée à suer en costume pour les hommes, ou à avoir envie de se faire amputer des doigts de pieds pour les femmes en talons ? Je sais qu’on pourrait me rétorquer que les mariages en hiver ou pieds nus existent (notez que les deux sont rarement compatibles), mais je connais surtout plein d’autres façons de me faire plaisir, et à mes amis par la même occasion qui n’impliquent pas que je les oblige à porter une tenue qu’ils ne remettront jamais, me faire un chèque pour participer à mon prochain voyage, tout en leur étalant mon bonheur à la figure (ce qui est plutôt traumatisant pour ceux qui sont célibataires, non ?).
— C’est ici que tu te caches, dit Vivien en me rejoignant.
Contrairement à la plupart des invités qui ont déjà fait tomber la veste après la séance photo, lui n’a pas un cheveu de travers.
— Je ne me cache pas, protesté-je mollement. Je cherchais un coin d’ombre.
— Elisabeth va bientôt jeter son bouquet, tu es attendue à côté de la tente.
— Je vais plutôt laisser une chance supplémentaire à ta cousine Léontine, ses allusions au fait qu’elle espère être la prochaine fiancée dans votre famille sont tellement peu subtiles, que ça ne m’étonnerait pas qu’elle plaque au sol quiconque essayera de lui piquer le bouquet. Et pour rappel elle a fait partie de l’équipe féminine junior de rugby. Je tiens beaucoup à ma robe.
Et ta mère pourrait faire une syncope si je me tache.
Vivien me sourit tendrement et dépose un baiser sur ma joue.
— C’est vrai que cette robe te va à ravir. Tu es particulièrement belle, aujourd’hui.
— Merci.
L’enceinte à côté de laquelle nous nous trouvons crépite et la voix du DJ retentit, appelant toutes les célibataires à se regrouper dans l’herbe auprès de la mariée.
— Tu devrais tout de même aller rejoindre les autres jeunes filles.
— Vivien, je n’ai pas…
— Pour me faire plaisir, me supplie-t-il.
Son visage affiche sa meilleure imitation du cocker et je suis à deux doigts de lui rétorquer de ne pas la jouer à la déloyale, quand il ajoute :
— Et ma mère s’attend à ce que tu y ailles aussi.
Ce serait une excellente raison pour justement ne pas y aller. Mais je me suis promis de ne pas faire de vagues, pas ce week-end. Et comme un fait exprès, Elisabeth semble avoir donné une liste des célibataires manquantes à l’appel au DJ.
— Colyne ! On attend Colyne !
Super ! Moi qui adore être au centre de l’attention !
Je file en direction des femmes n’ayant aucune mention d’un mariage récent sur leur fiche d’état civil, en évitant soigneusement le regard de Marie-Christine. Elisabeth m’adresse un sourire qui m’a tout l’air de signifier « Enfin ! J’ai failli attendre ! » avant de s’installer dos à nous. Je me trouve une place dans le fond, un peu excentrée sur la droite. Étant donné que la mariée est droitière, il y a de grandes chances que le bouquet parte justement de l’autre côté. Elisabeth fait mine de lancer son bouquet par-dessus son épaule, une première fois, une deuxième puis se tourne et commence à fendre le petit groupe réuni en marchant.
Mince, personne ne lui a expliqué qu’on est censé balancer ce truc, comme s’il s’agissait d’une patate chaude à une autre malchanceuse ?
Les autres femmes à mes côtés semblent surprises, mais s’écartent. Moi aussi je fais un pas de côté. Peut-être qu’elle a décidé qu’elle voulait garder le bouquet finalement ? Je ne vais pas être celle qui va l’en empêcher, c’est son mariage après tout. Je m’écarte sur la droite comme une conductrice civilisée laissant passer une ambulance et Elisabeth qui se trouve face à moi se décale pour aller dans la même direction. Alors, je pars à gauche, Elisabeth fait de même. Je retente un pas dans l’autre direction, mais la mariée semble bien déterminée à me faire face, ou à me passer sur le corps. Elle s’impatiente et lâche :
— Colyne !
Je bredouille quelque chose d’incompréhensible. C’est ma faute à moi si elle ne semble pas savoir où elle veut aller ? Mais c’est alors qu’elle me tend le bouquet, je n’ai pas d’autre choix qu’attraper l’énorme botte constituée de pivoines roses (je ne suis pas experte en fleurs, mais la date du mariage a été choisie pour coïncider exactement à la date de floraison des fleurs préférées d’Elisabeth). Elle vient ensuite poser ses mains libres sur mes épaules et me fait pivoter pour que je me retrouve dos à elle.
Un peu tôt pour lancer une chenille, non ?
J’oublie l’idée de la danse ridicule quand je constate la scène face à moi. L’ensemble des convives n’ayant pas participé à la tradition de lancer floral me fait face. Tous ont l’air d’avoir leurs regards braqués sur moi… et sur Vivien qui me sourit, un genou à terre. Il ne me faut qu’un battement de cils pour comprendre qu’il n’est pas en train de refaire ses lacets.
— Colyne, mon amour, tu es mon soleil, mes étoiles, ma lune et tous les astres réunis. Me ferais-tu l’extrême honneur de devenir ma femme ?
Il plonge la main dans sa poche pour en sortir un écrin qu’il ouvre. En parlant de trucs qui brillent dans le ciel, la bague qui me fait face m’aveugle presque. Mais ce n’est pas ça qui me laisse sans voix.
Vivien à genoux.
Vivien qui me demande en mariage.
Vivien qui me demande de l’épouser devant 200 témoins.
J’ai l’impression que la rotation de la Terre s’est arrêtée, que le temps est en suspens.
Une sensation intense s’empare de moi. Mais ce n’est toujours pas cette fameuse nuée de papillons. Ce n’est pas quelque chose d’agréable.
C’est terrifiant.
C’est une peur panique, un de mes pires cauchemars qui se réalise. Je manque d’air, j’ai chaud et je suis glacée en même temps.
— Colyne ?
Je crois que Vivien prononce mon nom. Mais ne voit-il pas que j’ai du mal à respirer ? J’ai la tête qui tourne, je vais m’évanouir ! Tous les visages face à moi se mélangent, je sens que leurs regards me scrutent, qu’ils observent la moindre de mes réactions. Personne ne comprend que je suis au bord du malaise ?
Puis, je reconnais l’un d’entre eux : la mère de Vivien. Son expression est sans équivoque : ne t’avise pas de rejeter mon fils. Alors, j’inspire et croasse :
— … Oui ?
La seconde suivante, Vivien est sur ses jambes et m’entoure de ses bras. Un bruit assourdissant retentit, des applaudissements peut-être ? Je m’accroche à Vivien pour ne pas vaciller.
— Oh mon amour ! Tu fais de moi le plus heureux des hommes.
Il prend mon visage en coupe et m’embrasse. C’est le baiser le plus maladroit de ma vie, même mon tout premier avec Giovanni Rossi en quatrième avant le cours de maths ne l’était pas autant, alors qu’aucun de nous deux ne savait ce qu’il faisait. Ça ressemble plus à une séance de bouche-à-bouche qu’à autre chose, mais ça tombe bien vu que je manque d’air. Vivien n’a pas l’air perturbé outre mesure. Au contraire quand il s’écarte, il me regarde comme si j’étais la chose la plus merveilleuse au monde et déclare :
— J’ai tellement hâte d’organiser ce mariage avec toi !
***
Il semble que lorsque vous êtes fiancée depuis quelques heures, vous devenez une source d’attention, quand bien même il y a un couple qui lui a travaillé pendant des mois pour être au premier plan. Discours, première danse chorégraphiée par un professionnel, arrivée théâtrale du gâteau, tout cela n’empêche pas des gens à qui je n’ai jamais adressé la parole de venir me féliciter. Ni même de me poser des questions incongrues : avez-vous déjà un nom de créateur en tête pour la robe ? Êtes-vous plutôt Garden party ou repas 4 plats ? Quel est sera votre thème floral ? Sans oublier de me spécifier qu’ils ont une fille/petit-fils/enfant illégitime qui serait parfait pour endosser le rôle de demoiselle ou garçon d’honneur.
Pour une fois, je n’ai jamais été aussi heureuse de la proximité de la mère de Vivien. Elle répond à la plupart des questions à ma place, promettant qu’elle a déjà une liste de boutiques de robes à aller visiter, un avis sur le traiteur et le style de réception et bien évidemment un album complet de compositions florales classées par saison et couleurs. Quant aux enfants d’honneur, je ne sais pas si elle a prévu un casting, mais ça ne m’étonnerait pas.
— Ça va ? demande Vivien qui a reçu tellement d’accolades de félicitations que c’est étonnant qu’il n’ait pas un décollement de la plèvre.
— Oui.
Mes réponses monosyllabiques depuis le début de la soirée sont à peu près tout ce dont je suis capable.
— C’est la bague ? Elle ne te plaît pas ? Tu sais c’était celle de ma grand-mère, mais si tu préfères quelque chose d’autre…
Je pose une main sur la sienne pour le rassurer.
— Non, non la bague est très bien.
Je jette un coup d’œil vers celle-ci et me brûle les yeux à nouveau. Il faudrait être une sacrée garce pour décider que la bague est le problème. Celle-ci doit valoir le prix d’un petit appartement dans certaines régions et malgré le fait que je n’aurais jamais imaginé porter quelque chose d’aussi voyant, elle est plutôt jolie. Vivien m’a raconté que lorsque sa mère la lui a donné, il a immédiatement su qu’elle me plairait et quelque part, il n’a pas tort. J’aime que cette bague ait une histoire, qu’il ait choisi de m’offrir un bijou de famille et qu’il soit tellement attentif aux détails que la taille de l’anneau corresponde parfaitement à la taille de mon doigt.
Le problème est ailleurs : jamais je n’ai souhaité me marier. Je l’ai déjà dit à maintes reprises à Vivien et je pensais qu’il l’avait compris. Et l’idée que je puisse passer le reste de mes jours auprès d’un homme qui ne respecte pas mes décisions me paraît tout à coup insupportable.