Les deux premiers chapitres de "Toutes les femmes de ta vie en moi réunies"
1
Mia
Un poulet.
Un satané poulet !
Perchée en équilibre précaire sur une pile de caisses de vin vides qui menace à tout moment de s’effondrer sous mon poids, je fixe la créature démoniaque à plumes. Elle me nargue depuis le sommet d’une cagette à pommes, entreposée sur le haut d’une vieille armoire normande.
C’est ma grange, ma cocotte. Il va falloir t’y faire.
Enfin, techniquement, elle appartient à ma mère, mais puisqu’après des semaines de négociations avec toute ma famille, mon projet de transformer celle-ci en gîte a été approuvé, j’estime que c’est chez moi. En tout cas, je suis déjà plus légitime à occuper les lieux que ce stupide gallinacé.
— Allez, descends de là, espèce de tyran miniature ! crié-je, un manche de pelle à la main en guise d’épée improvisée. Je ne te ferai aucun mal. Je veux juste… t’expulser de ma future suite nuptiale.
Le poulet penche la tête, l’air de considérer ma proposition, avant de lâcher une fiente qui atterrit sur le haut de la commode avec un ploc dégoûtant.
— C’est une déclaration de guerre, ça !
Si elle pense qu’elle va me faire renoncer, elle se fourre la patte dans l’œil ! Voilà plusieurs mois que ma vie déraille. Les coups durs, j’en ai encaissé plus d’un. Alors, ce n’est pas une poule récalcitrante qui va m’abattre.
J’ai besoin de vider cette grange de toutes les choses qui y sont entreposées depuis au moins le début de la Cinquième République. C’est la première étape essentielle de mon nouveau projet, validé par toute la famille Dubois. Mais visiblement, la faune locale n’a pas reçu le mémo.
— Mia ? Qu’est-ce que tu fabriques ?
La voix de Louis résonne depuis l’entrée. Il se tient là, les bras croisés, l’air d’un patriarche alors qu’il a tout juste trente ans. Calme, solide, avec le regard sérieux de celui qui porte le poids du Domaine sur ses épaules depuis la mort de papa.
— Je suis en pleine négociation diplomatique avec un volatile terroriste, réponds-je en agitant mon balai. Ça se passe moyen.
Il lève les yeux, aperçoit le poulet, et un long soupir lui échappe. Cette exaspération typique de grand frère qui signifie : “Pourquoi suis-je entouré d’incapables ?”
— Laisse, je vais chercher l’échelle. Et descends de ce truc, c’est tout sauf stable.
Mais il n’a pas le temps de faire deux pas que Martin apparaît à la porte de la grange. Il n’a que quelques années de moins que Louis, mais il est à des années-lumière en termes de maturité. Il suffit de voir le spectacle qu’il offre avec ses cheveux en bataille, son sourire insolent aux lèvres et la même énergie chaotique qu’un chiot golden retriever.
— J’ai entendu des cris ! On t’embête, frangine ?
Je désigne du doigt l’objet de mon ennui. Il le suit du regard et éclate de rire. Un rire franc, bruyant, qui fait vibrer la poussière en suspension.
— C’est cette cocotte qui t’en fait baver ?
— Elle se dresse entre mon grand rangement et moi.
— T’inquiète, je gère.
— Martin, je vais aller chercher l’échelle, tente Louis.
Mais Martin ne connaît pas le raisonnement logique et réfléchi, et je comprends immédiatement ce qu’il a en tête quand ses yeux se posent sur le côté droit de l’armoire.
— Martin, non…
Il ne m’écoute pas. Pour Martin, le mot “non” prononcé par sa sœur est une suggestion, mais surtout, une vague indication à ignorer. Avec un cri de guerre digne d’un film d’action au rabais, il prend son élan et s’élance en prenant appui sur une vieille commode comme tremplin. L’impulsion est bonne. La réception, beaucoup moins. Le meuble vermoulu cède sous son poids dans un craquement sinistre. Martin s’étale au sol dans un nuage de poussière et de jurons.
Le poulet glousse. Je suis certaine qu’il glousse.
— Imbécile ! lance Louis en se précipitant vers lui. Je t’avais dit d’attendre !
— J’avais un plan ! grogne Martin en se relevant, couvert de sciure. Il était presque parfait.
— Ton plan, c’est de te démolir toi-même à cause d’une simple poule ?
— C’est un poulet, pas une poule, il est encore jeune, précise Martin.
— Comme si ça avait une importance ! râle Louis.
Pendant qu’ils entament leur querelle fraternelle qui doit être la dixième de la journée, je décide de reprendre les choses en main. Je rattrape mon balai, tendant le bras au maximum. Il touche presque la caisse sur laquelle est juchée la bestiole.
— Allez, Cocotte… Pense au grain, aux vers de terre…
— Qu’est-ce que c’est que ce cirque ?
La voix douce mais ferme de ma mère, Laetitia, coupe court à l’engueulade de mes frangins. Elle se tient dans l’encadrement de la porte, portant un plateau avec une carafe de ce qui ressemble à une citronnade et des verres, avec son éternel calme olympien face au chaos de sa progéniture.
— Maman, Martin a encore tout cassé ! accuse Louis.
OK, mes frères — même celui qui semble le plus mature d’entre eux et qui est lui-même père — ont à peu près cinq ans d’âge mental.
— C’est faux ! J’essayais d’aider Mia, qui est visiblement devenue une citadine incapable d’attraper une simple poule. Elle est partie trop longtemps, elle a perdu la main !
— Non, mais j’hallucine ! À quel moment je t’ai demandé ton aide ? Et pour la poule, même Gaspard, avec son entraînement de commando, aurait du mal avec cette bête !
Ma mère pose son plateau sur un tonneau et nous jauge tous les trois du regard : le manager exaspéré, le cascadeur raté et l’équilibriste ridicule. Son œillade a un effet immédiat, le silence se fait dans la grange.
Même la cocotte se tait.
Puis elle secoue la tête avec un sourire amusé. Elle s’approche d’un sac entreposé dans un coin et y récupère une poignée de grains.
Mince ! Pourquoi je n’ai pas pensé à ça !
Elle s’avance vers la poule et fait un petit bruit avec sa langue.
— Viens, ma belle, viens me voir.
Comme par magie, le poulet, qui a résisté à mes menaces et aux acrobaties de Martin, s’envole de l’armoire pour se poser au sol et picorer dans la main de ma mère. En moins de dix secondes, le problème est résolu. Maman lui caresse la tête et après avoir terminé son grignotage, la volaille se dirige naturellement vers la porte de la grange, probablement en direction du poulailler tout proche.
Personne ne parle. Martin se frotte le menton, Louis enfonce les mains dans ses poches, et moi, je soupire.
— Bon, dit Maman en se tournant vers nous. Qui veut de la citronnade ?
Quelques minutes plus tard, nous sommes tous les quatre assis sur de vieilles chaises de jardin, sirotant la boisson fraîche. Le soleil de fin d’après-midi filtre à travers les lattes disjointes de la grange, illuminant mon futur chantier.
— Tu es sûre pour ce gîte, ma chérie ? demande ma mère. C’est un travail énorme.
— Certaine. J’ai besoin de ça. D’un projet à moi.
Louis hoche la tête et annonce, déjà dans le concret :
— Oncle Léo a de supers idées pour la rénovation de la charpente et Alistair a proposé de venir filer un coup de main.
— Et moi, je serai ton homme à faire fuir les poulets ! s’exclame Martin. Je vais affiner ma technique, promis.
Je ne peux m’empêcher de sourire. Voilà pourquoi je suis revenue à Cadenel. Pour ce chaos. Pour cet amour brut et maladroit. Pour cette famille, pour cette communauté qui m’entoure et qui, malgré les disputes et les drames, se serre les coudes.
Il y a un an, je n’étais pas convaincue que mon futur s’inscrirait ici. Je ne savais pas exactement quoi faire après mes études, mais j’avais des rêves de grande ville, de vie à cent à l’heure accompagnée d’une réussite que j’espérais fulgurante.
Puis les évènements ont donné une autre direction à mes projets.
Il y a d’abord eu la rupture avec Alex, mon petit ami de longue date. J’aurais souhaité dire que c’était une décision mutuelle, mais étant donné qu’il a fait le choix de coucher avec ma meilleure amie Elodie, on dira que j’ai validé son renvoi, alors qu’il était déjà parti pour d’autres pâturages. Cette rupture amoureuse s’est accompagnée, vous vous en doutez, d’une rupture amicale. Si je n’ai jamais eu de tabous à parler de sexe avec mes copines, je place la limite aux partenaires partagés (surtout quand je ne suis pas consentante).
Puis la mort de mon père a suivi. Mon papa, mon roc, l’homme le plus important de ma vie, même si cette affirmation a toujours eu le don de faire hurler mes frères (et accessoirement le connard qui a confondu “place dans mon cœur” et “place dans notre lit avec Elodie”). Nous avions une relation spéciale, lui et moi. La plupart diront que c’est parce que je suis la benjamine d’une fratrie de quatre, et unique fille, mais lui et moi, on savait que ce n’était pas ça. Il était mon confident, mon allié inconditionnel, celui qui croyait en moi, même quand je n’aurais pas misé un centime sur ma propre tête. L’homme qui trouvait toujours les mots justes, ou, à défaut, un mauvais jeu de mots pour me faire rire. Avec lui, je pouvais tout dire, tout avouer, même les trucs un peu honteux… comme ce jour où j’ai failli m’inscrire à un cours de pôle dance pour “retrouver confiance en moi” (spoiler : je me suis foulé la cheville à la première séance).
Il était aussi le seul homme sur terre à pouvoir me dire que je me trompais sans que je le prenne mal. Et ça, c’était un super-pouvoir.
Son décès a laissé un grand vide en moi. J’ai cru naïvement que retourner à Lyon, dans mon appartement près de la fac, aiderait. C’était tout le contraire. Mon père avait le Domaine des Manons dans le sang et j’ai compris à ce moment-là que c’était encore une des choses qui nous réunissait. Alors j’ai fait mes bagages et je suis rentrée.
Ma mère n’a pas été ravie que je plaque mes études, Louis, mon frère aîné, m’a fait la morale, Martin m’a dit que j’étais folle et Gaspard s’est contenté de me demander si c’était vraiment ce que je voulais.
Oui.
Mon futur est ici, à Cadenel, dans ce domaine viticole qui appartient à ma famille depuis des générations. J’en suis persuadée. Et c’est en ayant vu Louis transformer un des bâtiments en restaurant gastronomique à succès que j’ai eu l’idée de mon propre projet. Celle de créer un gîte, au cœur même du vignoble.
Il a fallu convaincre mes frères et ma mère, mais finalement, cela n’a pas été si compliqué que ça. Maman est maintenant ravie que je sois de retour et je soupçonne que mes trois frangins sont soulagés de me savoir à une distance raisonnable pour mieux interférer dans mes affaires. Surtout Martin.
— Merci pour votre aide, dis-je, la gorge un peu serrée.
— Ta citronnade est délicieuse, Maman, décrète Martin en se levant, mais je crois qu’après une journée pareille, on a bien mérité une bière au Café de la Place. Jules a une nouvelle pression à nous faire goûter. Tu viens, Louis ?
Celui-ci secoue la tête.
— Non, je vais rentrer chez moi. Siana est déjà à la maison avec Elliott.
— OK, eh bien, ce sera Mimi et moi, alors. Allez, allons-y !
Je relève un sourcil.
— À quel moment ai-je accepté de t’accompagner ?
Martin roule des yeux.
— Genre, tu as autre chose à faire ?
— J’ai une grange à vider.
— Tu continueras demain.
— Une douche à prendre.
Il me détaille de mes bottes terreuses à mon t-shirt taché en passant par mon jean poussiéreux.
— Si tu penses que ça te fera paraître plus présentable… dit-il en haussant les épaules.
Je me lève et lui assène une tape sur le bras.
— J’en ai pour quinze minutes, grand max. Et tu ferais bien de te doucher aussi.
— Tu sais, le petit côté terreux et échevelé me donne un certain succès auprès des femmes…
Je roule des yeux.
— Génial, tu prévois donc de passer ta soirée à flirter avec les touristes en m’abandonnant toute seule au bar ? Si c’est le cas, je préfère encore rester ici devant une série.
— Mais non, voyons ! Promis, je laisserai les touristes à Este. Il sera content que je ne lui fasse pas de l’ombre pour une fois.
Este, alias Esteban Pons, le meilleur ami de Martin, et son colocataire. Bien sûr qu’il sera là : partout où Martin va, Esteban n’est jamais loin, et ce, depuis toujours. Ces deux-là forment un duo bien plus fusionnel que les frères Bogdanoff. Mais surtout bien plus charmant, avec l’avantage qu’ils ont conservé leurs mentons et pommettes d’origine. Leur activité préférée ? Séduire l’entièreté de la gent féminine locale ou de passage.
Je me suis souvent demandé si c’était leur instinct de compétiteurs à l’un et à l’autre qui les poussait à cumuler les conquêtes, comme certains collectionnent les timbres ? Une sorte de challenge entre eux. Je n’ai jamais posé la question, mais on comprendra facilement pourquoi. La dernière chose dont j’ai envie de discuter avec Martin et Esteban, c’est de leur vie sexuelle. L’un est mon frère et quant à l’autre, même si nous n’avons pas le même sang, je le considère comme tel depuis si longtemps que l’idée est la même.
— OK, j’arrive, mais je te préviens, tu as intérêt à tenir ta promesse, sinon je prendrai un malin plaisir à venir te faire une scène devant ces demoiselles en me faisant passer pour ta fiancée délaissée.
Martin grimace.
— Berk ! Tu n’oserais pas.
— Tu ne sais pas de quoi je suis capable…
2
Esteban
Un sourire, une plaisanterie, et voilà. Deux cocktails pour elles, et pour moi deux numéros de téléphone que je ne composerai jamais, griffonnés sur une serviette. Je glisse le bout de papier dans la poche de mon jean, un réflexe. Les deux jeunes femmes lâchent un petit rire surexcité dans mon dos. Pour la peine, je les gratifie d’un dernier regard par-dessus mon épaule, accompagné de mon sourire numéro 3, le : “à bientôt, peut-être”, celui qui ne promet rien, mais qui laisse imaginer beaucoup.
— Tu ne changeras donc jamais, toi, lance Aurore, la serveuse, depuis l’autre extrémité du comptoir, tout en chargeant son plateau de verres.
— Je contribue à la réputation accueillante de Cadenel, répliqué-je. Il faut montrer que nous sommes un village qui vaut le détour. C’est bon pour le business de mon père et accessoirement ton boulot. Pourquoi crois-tu qu’il me demande encore de venir lui filer un coup de main de temps à autre ?
Elle secoue la tête.
— Qu’est-ce qu’il ne faut pas entendre. Et je suis presque certaine que si ton père requiert ton aide, c’est parce qu’il veut te garder à l’œil.
Je m’approche d’elle et lui susurre :
— Ou peut-être est-ce moi qui insiste pour avoir le plaisir de travailler avec toi, Aurore ?
Elle éclate de rire et tapote gentiment mon bras.
— Arrête ton numéro de charme avec moi. N’oublie pas que j’ai été ta baby-sitter et que j’ai changé tes couches. Rien que d’y penser des années après, j’en frémis encore d’angoisse.
— J’avais dix ans, réponds-je d’un ton plat.
— C’est bien ce que je disais, un gamin.
Du coin de l’œil, je vois mon père par le passe de la cuisine qui nous observe en faisant mine d’être occupé. Il aime bien quand j’aide au Café de la Place. Ça lui rappelle l’époque où il espérait que je reprenne l’affaire, avant que je ne décide que soulever de la fonte était davantage mon truc que d’actionner la tireuse à bière. Mon vrai terrain de jeu, c’est la salle de sport des frères Leroy. Là-bas, la sueur et l’effort sont honnêtes. Ici, derrière le bar ou en salle, je me sens comme un acteur dans une pièce divertissante à l’occasion, mais qui ne m’intéresse plus guère.
La clochette de la porte d’entrée tinte, je n’y prête pas trop attention, jusqu’à ce qu’une claque amicale ne me soit assénée dans le dos.
Je n’ai pas besoin de me retourner pour deviner qui s’autorise à vérifier la solidité de ma scapula[1].
— Este ! Je t’ai déjà dit de ne pas t’approcher d’Aurore, elle ne rêve que de moi.
Cette dernière lève les yeux au ciel si fort que j’ai peur qu’ils ne fassent un tour complet dans leurs orbites.
— Dans tes rêves, Martin.
Mais je sais qu’au fond d’elle, Aurore apprécie ce petit manège où nous faisons semblant d’être sous son charme. Il faut dire que ce fut le cas… quand nous avions effectivement une dizaine d’années et qu’elle venait nous garder, lorsque nos parents étaient de sortie. Je crois avoir testé sur elle mes premières techniques de drague. Des flops retentissants, par ailleurs.
Martin débarque avec son énergie habituelle. Je me tourne, prêt à lui balancer une réplique moqueuse. C’est ainsi que fonctionne notre amitié : 40 % de piques bien senties, 35 % de discussions animées, 20 % d’élaborations de stratégies pour séduire les femmes et 5 % de sincérité qu’on planque sous trois couches d’ironie, histoire de ne pas ruiner notre réputation.
Mais quand je découvre la silhouette qui le suit, les mots meurent dans ma bouche.
Mia.
Elle est là, dans son sillage. Discrète, comme à son habitude, petite, mais avec une présence qui avale l’espace. Ses longs cheveux bruns encadrent son visage en une cascade de boucles indisciplinées, et ses lunettes rondes lui donnent ce faux air studieux qui cache à peine la lueur de malice dans ses yeux.
— Salut, Esteban.
Je sursaute, pris en flagrant délit de matage non autorisé. Une décharge électrique me parcourt de la tête aux pieds. La même que je ressens en sa présence depuis des années, alors qu’aucune étincelle ne devrait être permise. Je me force à respirer.
Remets le masque, Esteban.
Le rôle du pote du grand frère, cool et un peu con. C’est le seul que je puisse jouer.
— Tiens, tiens, mais qui voilà, lancé-je d’un ton faussement enjoué. Mini Mimi, qu’est-ce que je te sers ? Une menthe à l’eau ?
Elle lève sur moi des yeux verts qui pourraient faire fondre un glacier. Je sais que j’ai abusé, mais c’est plus fort que moi. L’infantiliser quitte à passer pour un débile est un des moyens que j’ai trouvés pour rappeler à la partie de moi la moins raisonnable que cette fille est hors de portée.
— J’ai déjà trois frères pour me faire ce genre de réflexions, Esteban. Pas besoin d’un quatrième.
Bim. En plein dans les dents.
La répartie est tranchante et accompagnée d’un regard acéré qui, lui, est inédit. Martin éclate d’un rire grotesque qui pourrait ressembler à s’y méprendre au grognement d’un phoque.
— Elle t’a mouché, mon vieux !
J’essaie de sauver la face.
— Ouch. D’accord, j’ai compris. Mini Mimi a bien grandi. Qu’est-ce que je vous sers ?
— Une bière pour moi, répond Martin en s’installant au bar.
— La même chose, ajoute Mia en m’ignorant.
Elle prend place sur un des tabourets hauts et pour la première fois, je regrette presque que mon pote n’ait pas pour habitude de s’asseoir en salle, quand je bosse ici. Je sais que c’est pour profiter de ma présence, mais tout à coup, je ne suis pas certain que ce soit une bonne idée.
Je prépare les pintes. J’ai l’impression de sentir le regard de Mia qui m’observe, donc je me concentre sur mes gestes pour ne pas laisser paraître mon trouble.
Si ça se trouve, je me raconte des histoires, elle a juste une fascination nouvelle pour les tireuses à bière…
Je finis de remplir le premier verre et alors que j’attaque le second, j’annonce pour rompre le silence :
— La première tournée est offerte par la maison et pour celui-ci, je vous accompagne. On trinque à quoi ? Au séjour de la fille prodigue ?
Je pose le second verre devant eux. Et alors que je remplis le mien, Martin répond avec un immense sourire qui illumine son visage :
— Mieux que ça, mon pote ! On trinque à la future femme d’affaires la plus douée de Cadenel !
Je fronce les sourcils, perdu, et il ajoute :
— On fête l’ouverture prochaine de son gîte au Domaine des Manons !
Ma bière me semble soudain peser une tonne. Est-ce que j’ai déjà entendu parler de ce projet de gîte ? Oui. Mais à la façon dont Martin avait abordé le sujet, je pensais que ce n’était que ça : un projet. Mon meilleur ami a un peu oublié de me préciser que cela était devenu quelque chose de concret.
Un gîte au Domaine. Ça veut dire qu’elle ne fait pas que passer quelques jours de vacances à Cadenel. Elle reste, pour de bon. Et je ne sais pas si cette nouvelle m’emplit de joie ou tout le contraire.
Ils lèvent tous les deux leurs boissons et je les regarde les entrechoquer dans un état second. Puis je plaque un sourire de circonstance sur mes lèvres et lance :
— Je suppose qu’on va se croiser souvent, alors ?
Pourquoi ma voix me semble râpeuse tout à coup ?
Mia affiche un faux air de contrition quand elle répond :
— Malheureusement, oui.
Je déglutis, tout en songeant qu’elle a raison. Cadenel n’est pas bien grand et son frère habite littéralement avec moi. Quant au Domaine ? C’est un peu mon deuxième chez-moi.
— Tu vas vivre avec ta mère ? demandé-je.
— Pour l’instant oui, mais j’ai espoir qu’une partie de la grange sera rénovée assez vite, celle que j’aimerais transformer en appartement pour y vivre. J’adore ma mère, mais après avoir habité loin du nid ces dernières années, j’ai peur que notre colocation ne tourne rapidement au vinaigre.
— Quand tu en auras marre, tu pourras toujours te pointer chez nous, suggère Martin.
Au moment où je comprends ce qu’il vient de proposer, mes yeux se posent sur lui comme des lasers prêts à tuer.
— Pour une nuit ou deux, précise-t-il. Et moi non plus, je n’ai pas envie qu’elle s’éternise. Surtout si je ramène quelqu’un à la maison, hein. Je vais pas finir sur le canapé pendant qu’elle se fait des masques à l’argile dans mon lit.
Mia soupire.
— Rassure-toi, ton lit ne m’intéresse pas. Ni pour dormir, ni pour exfolier ma zone T.
Je ne peux m’empêcher de sourire. Parce que c’est ça, Mia. Un savant mélange de répartie, de douceur et de phrases qui vous giflent avec grâce.
— Si c’est parce que tu as peur de te retrouver dans une immonde garçonnière remplie de chaussettes sales, je te rappelle qu’Esteban, ici présent, est l’être le plus maniaque du monde et que je le soupçonne même de venir ranger ma propre chambre, de peur que je contamine son espace vital.
Je soupire pour la peine, tout en étant conscient qu’il a raison. Et encore, il ignore que je passe régulièrement l’aspirateur en douce sous son lit quand il s’absente. Je n’y peux rien, je déteste la poussière et le désordre.
— Oh, je n’avais même pas pensé au ménage. C’était plus le fait d’être aux premières loges pour observer vos activités nocturnes à l’un et à l’autre qui m’inquiétait. Taper au mur pour rappeler au voisin de gémir moins fort, c’est vraiment pas ma vision d’une soirée idéale. Alors, merci pour l’offre, mais si j’ai besoin de fuir, j’ai d’autres alternatives.
D’autres alternatives ? Comme qui ? Comme quoi ?
L’image d’un autre mec, ici à Cadenel, me vrille l’estomac. Quelles sont ces fameuses autres alternatives ? A-t-elle un copain dans le coin ? Aux dernières nouvelles, elle s’était séparée du lourdaud qui lui servait de petit ami. Martin ne m’a parlé de personne d’autre, mais, en même temps, il ne m’avait pas confirmé l’histoire du gîte, non plus. Mais l’autre raison pour laquelle je serre les dents est l’idée même qu’elle me pense capable de m’envoyer en l’air avec une autre femme, alors qu’elle serait dans l’appartement. C’est tout bonnement… perturbant.
On ne va pas se mentir, je ne suis pas un être chaste, loin de là. Très loin, d’ailleurs. Mais j’ai quand même… est-ce qu’on peut appeler ça de la dignité ? De la décence ? Des standards ?
— Bon, eh bien, j’espère que ton projet sera un succès, Mia. Désolé, je vous abandonne un moment tous les deux, je crois qu’Aurore a besoin d’un coup de main en terrasse.
Je laisse les deux Dubois derrière moi en essayant de me persuader que prendre des commandes m’aidera à penser à autre chose. Je passe mes journées à la salle à pousser mes clients à dépasser leurs limites. Ironique quand on pense que ma propre limite vient de franchir la porte du café, et que la seule chose sur laquelle je dois me concentrer, c’est de ne surtout pas la dépasser.
[1] Autre nom de l’omoplate, l’os plat situé à l’arrière de l’épaule.
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